Une rencontre avec Paule Béville, la «Pasionaria» d'Édouard Glissant
Pierre CARPENTIER
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Passio, tel que l'appelait Édouard Glissant, menue comme une flèche faite d'arouman, m'attend sur le pas de la porte de son appartement du 7ème arrondissement de Paris.
Passio, tel que l'appelait Édouard Glissant, menue comme une flèche faite d'arouman, m'attend sur le pas de la porte de son appartement du 7ème arrondissement de Paris.
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"Passio", fût ainsi surnommée pour la solide part inspiratrice et actuelle qui lui revient d'avoir entretenu et de tenir encore, à 104 ans, le foyer et le feu attaquant des hommes dont elle soutenait et admirait l'inaltérable courage à récuser en bloc la colonialité du pouvoir et sa barbarie corolaire, l'assimilation ; laforme suprême du colonialisme. (dixit Paul Niger).
Son intérieur est tout à la fois celui d'une galerie d'art ; pour les peintures, sculptures et photographies qui vous regardent sans vous voir depuis les ardents boucliers de l'Afrique, les cartes historiques d'intempestives possessions de la Martinique et de la Guyane, les coutelas brûlants et les portraits héroïques de la Guadeloupe ; que celui du lieu où les serments de marronages ultimes de liberté se sont échangés, transversalement et géographiquement liés par l'amour testimonial, endurant et bienveillant de Passio.
Passio est la veuve du Guadeloupéen Albert Béville* (1915-1962), qui fût administrateur des colonies, directeur de l'office de commercialisation de la République du Sénégal, de son pseudonyme Paul Niger ; écrivain, romancier-poète, essayiste et militant co-fondateur, avec Édouard Glissant, Cosnay Marie-Joseph et Marcel Manville, du Front Antillo-Guyanais pour l'Autonomie et l'Indépendance ; il disparu en Guadeloupe avec le député guyanais Justin Catayée et nombre de congressistes du Front dans le tragique accident d'avion qui s'écrasa sur le Morne Deshayes, décimant l'organisation politique.
Passio supporta et les hommes et leurs luttes à dépasser les répressions policières, les sanctions dégradantes de l'Administration (Albert ne percevant que le tiers de son traitement de Haut fonctionnaire ; il ne sera jamais réhabilité à son niveau de rémunération par l'État, pas même pour sa veuve...) et les intimidations de l'État au cours de leur vies de sorte qu'ils furent capables de nous fournir leurs armes miraculeuses comme une offrande à dégager la nation du pripri (marécage) colonial.
"Tu sais, et puis c'était extrêmement dur (pour Albert Béville), on ne lui laissait aucun répit"me dit-elle par une expression rudement tiraillée du visage.
"Paul Niger ou Albert Béville, une ville et un pays ensemble. [...] Chez lui avenue Bosquet, à Paris, - il était alors en disponibilité quasi disciplinaire, - il me montrait ses photographies d'Afrique, lui en administrateur des colonies et tous ces petits africains autour de lui comme une ribambelle rigolote et extasiée, - je lui disais, et sa femme Passio en riait toujours, "vois-tu, tous ces petits nègres autour du Gouverneur, c'est comme si j'étais là multiplié autour, autant de petits Godby, à se demander ce qu'un toubab antillais, autant dire français, vient faire là chez eux, tout comme nous nous demandons comment donc un toubab de France peut-il diriger les affaires des Antillais, tous ces petits Godby autour de toi, "et il riait aussi, car il savait, et je le savais moi-même, le difficile travail qu'il avait pu accomplir là, avant que le peuple de ces pays d'Afrique ait assuré leur relève, et qu'ils avaient été quelques-uns à n'avoir pas suivi le chemin des sous-ordres mimétisés venus des Îles, et qu'il n'avaient pas fait que descendre une piste qu'on leur aurait tracé, comme ces bancs de poissons rouges qui avaient déserté le bassin Caraïbe, en quête du plancton qui s'éloignait vers l'est, et qui s'étaient un jour présentés devant les côtes du Sénégal, où les habitants avaient appris à apprécier leur chair marinée à la saumure de piment".
(Édouard Glissant in Tout-Monde, P 425 - 426, Gallimard 1993.
L'appartement des époux Béville (où par ailleurs les époux, M et Mme Félix Éboué, et M et Mme René Maran furent régulièrement conviés du vivant du père de Passio) abritait aussi le lieu où celle qui deviendra l'égérie d'Édouard Glissant après la disparition d'Albert, était aussi un peu sa mère en l'y accueillant dans les moments parisiens difficiles ; lorsqu'il survivait étudiant et que jeune poète-écrivain au seuil de la notoriété, il venait y poursuivre la régulière rédaction de quelque roman.
Il s'y rendait aussi, homme de lettres accompli, lorsque les affres de l'existence l'avait pris en affection : "Tiens, il s'asseyait toujours ici, dans la lumière du jour"me dit Passio en me montrant la chaise que le casseur de roches du temps occupait, face à la mienne, à cette table historique et ronde où nous nous entretenons.
"Demain, au temps demain.
Demain, lutter, demain lever, levé.
- Facile à chanter, Mathieu Béluse. Y serez-vous ? Auxquelles des quatre directions ? Tu m'as demandé, moi j'ai crié un nom.
"Autant que Paul Niger est archipel, un embarras de toutes les îles détournées dans la mer, autour de ce Morne prédestiné".
"Tu pouvais chercher son corps dans les bois-surettes, les roches rouges".
(Elle faisait paraître dans ses mains une de ces bouteilles d'essence qu'on trouve à acheter sur les marchés.)
"Savons-nous si le charivari du temps est enfermé dedans ? Si c'est le résumé de l'année de temps 1962 qui và là ? Allez-vous le déverser sur ce Morne parmi les bagages éventrés ? Sa sa yé ? Le miel des infortunes ? L'élixir de complicité ? Mais une fiole de décoction ne déverse pas dans la barrique des temps".
(Elle posait le flacon parmi les débris de vaisselle qui emprisonnaient ses pieds.)
"Niger, Béville. Entendez la lumière du paroleur qu'il est au loin. C'est un qui a vanté la trace et qui l'a démarquée. Peux-tu mesurer le chemin, de ces hauts où tu es né à la hauteur où il est tombé ? Tout ce désordre de députation que nous menons, ce carnaval, chacun pour soi dépossédé".
Tout-Monde : P 362 - 363.
J'apprends alors de Passio qu'elle est de père guyanais aux origines natives américaines (amérindiennes) ; Monsieur Antoine Médan (ingénieur en bâtiment, co-fondateur de "Case navire" qui deviendra plus tard la commune de Schoelcher en Martinique) et de mère native Arawak martiniquaise, Madame Marie-Joséphine Duféal, épouse Médan ; et qu'elle avait connu mon arrière Grand-père Monsieur Léon Bassières (avocat Guyanais Conservateur de la bibliothèque et du Musée de Cayenne), sa femme Madame Adzire Galliot (Ada) épouse Bassières (Amérindienne) et leur six filles du temps de sa jeunesse Cayennaise.
De même me rappelle-t-elle avoir connu à la même époque Monsieur Auguste Delannon (homme politique de la droite guyanaise) et ses six fils (mes grands-cousins car Auguste était l'époux de "Milotte" Bassières, fille de Léon) dont Roland qui fonda le Mouvement Guyanais de Décolonisation (le MOGUYDE) à la fin des années 1970, détonnant d'émancipation dans le paysage politique guyanais au prix d'une chasse à l'homme que l'État livra contre lui sans jamais avoir pu l'emprisonner, protégé qu'il était par la forêt primaire où il gardait son repaire.
Mais en ville, le temps passe vite, et Passio qui s'est montrée d'une hospitalité enthousiaste et très diserte durant ma visite, me remercie chaleureusement depuis le pas de sa porte qu'elle tient ouverte jusqu'à ce qu'elle ne m'entende plus descendre dans l'escalier.
Je rentrais alors chez moi, émotionnellement assommé par plus d'un vivant siècle d'amour sur la terre des dépossédés.
Adonk byento Passio !
Soley' !
Pièr. (ce mardi 25 août, la pluie rabattait le marcheur de l'après-midi).
PS : Le Front Antillo-Guyanais est immortel !
* Albert Béville alias Paul Niger, par Ronald Selbonne. Ibis Rouge Éditions. Préfacé par Christianne Taubira-Delannon. (juillet 2013)
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