KHAL TORABULLY, LE POETE MAURICIEN A L'ORIGINE DE LA COOLITUDE EVOQUE ÉDOUARD GLISSANT
par Pierre CARPENTIER

Sur ma sollicitation d'évoquer le souvenir d'Édouard Glissant sous la forme d'un texte-entretien à l'occasion du cinquième anniversaire de sa nouvelle Odyssée, Khal Torabully nous en offre l'amical contenu où les deux écrivains mettent en lumière les projections relationnelles libératrices de "la Pensée de la marge". Un grand Merci à mon frère corallien !
Pierre Carpentier : Cher Khal Torabully, vous avez rencontré le "Passeur d'Univers", Édouard Glissant, en quelques occasions. Quels souvenirs en gardez-vous, du point de vue humain de la relation ?
Khal Torabully : J’ai rencontré Édouard Glissant au moins 3 fois, notamment lors d’une édition d’Etonnants Voyageurs, il y a une quinzaine d’années (?), à Saint Malo. Le Bris, l’organisateur de cet événement culturel, avait à cœur à réunir les inspirations insulaires, et je me suis retrouvé avec des écrivains des Caraïbes, et je me rappelle avoir déjeuné avec Glissant, Chamoiseau, Confiant et Le Clézio. Oui, la tablée réunissait une belle brochette de plumes archipéliques. Je ne saurais vous situer l’année avec certitude. Glissant était au sommet de sa forme littéraire, mais malade. Il était plutôt replié sur lui-même, les problèmes de santé ne lui donnant pas d’autres latitudes que de se ménager. Aussi, je n’ai pas eu des échanges nourris avec lui. L’homme me paraissait fatigué. Mais soucieux de se tenir au courant de la chose littéraire et des débats d’idées. Il semblait pris dans des réflexions prolongées, des pensées qu’il remaniait dans son for intérieur. Il n’était pas au mieux de sa forme, je le répète. Mais, intellectuellement, il était sur le qui-vive et je pense que toute parole hybride avait une résonance chez lui. Il me paraissait patient, tout concentré sur son œuvre qui était bien ancrée dans la vie intellectuelle française et outre-Atlantique. Donc, du point de vue humain, il était, à ce stade où je l’ai connu, plutôt réservé, peu disert, presque timide… Cependant, c’était un homme qui avait pu essaimer une poétique de la relation qui était audible et visible, en dépit des réticences de la pensée du centre en Métropole. Il savait qu’il avait parcouru du chemin après avoir connu des moments difficiles, et qu’il vivait une reconnaissance de l’establishment culturel et littéraire. Cela, en quelque sorte, l’incitait à rester sur un qui-vive, une réserve analytique, avec cette retenue des penseurs ayant soupesé la langue et la pensée dans une patiente quête. Nous avons été présentés l’un à l’autre, cérémonie. Il a accueilli mon concept de coolitude avec intérêt, mais le destin n’a pas permis un réel échange intellectuel autour de cette poétique, et cela demeure un vif regret pour moi. Je pense que par ailleurs, il était préoccupé à expliquer sa théorie du Divers et l’idée de lire la coolitude et en débattre n’était pas à l’ordre du jour. Cela dit, il a pris mes textes en me promettant de les lire. Il m’a dédicacé La Poétique de la Relation et quand je l’ai revu quelques mois après, il les avait lus, mais il n’avait pas de temps pour entrer dans le vif du sujet. Entretemps, je l’avais lu aussi, car, quand j’avais écrit Cale d’étoiles-coolitude, le texte fondateur de ma poétique, je ne connaissais pas les auteurs des Antilles, et c’est après un voyage en Guadeloupe et Martinique, où j’ai rencontré Césaire, que j’ai lu leurs textes. J’avoue que j’avais lu des pages de Césaire et de Fanon, mais pas Glissant ou d’autres auteurs de la créolité. Juste avant son Goncourt, j’avais rencontré Chamoiseau à Lyon, puis Confiant. Les textes théoriques de Glissant ont été pour moi, l’occasion désirée de mieux saisir ce que le terreau caribéen développait en matière des humanités. Je pense, au vu de ces moments de rencontres autour des événements, qui n’ont pas mené à un réel échange théorique, je me pencherai davantage sur l’aspect humain de l’œuvre de Glissant, une œuvre qui pose des prémisses polylogiques et archipéliques, ouverte aux différences, sans les unifier au nom d’un état-nation, d’une origine ethnique ou d’un universel culturel et civilisationnel hiérarchisant. Il y a là une générosité, un regard sur les autres qui n’écarte pas, n’exclue pas, préférant mettre en relation plutôt que d’approcher les altérités sous un angle qui les réduisent à un magma type melting-pot qui broie leurs humanités singulières ou qui les hiérarchisent pour en atténuer l’écho et le sens égalitaires.
PC : Étant vous-même un auteur innovant en matière de proposition de concept lié à l'identité qui se construit sur l'abîme colonial, quelles similitudes ou différences notables avec les vôtres avez-vous trouvé dans les propositions du poète martiniquais ?
KT : Après des considérations sur la négritude, l’élaboration de l’antillanité, Glissant a développé une poétique de la créolisation qui a fait florès à un moment où la littérature française/francophone se posait la question de sa centralité normative, aux avant-postes de la globalisation qui s’immisçait de plus en plus dans la réalité d’un monde complexe, et ce, notamment, après la chute du mur de Berlin. Ce débat agitait une bonne partie de l’intelligentsia française qui se positionnait sur l’échiquier mondialisé par rapport à la déferlante anglo-saxonne - surtout avec les auteurs anglo-indiens - dont le chef de file fut Salman Rushdie. Naipaul et d’autres, à leur façon, questionnaient l’élément britannique de la littérature basé sur une définition ethnocentrique et élargissait le « roman anglais » à un monde désenclavé, non défini strictement par une géographie humaine ou culturelle normative. Je pense que dans ce contexte, la créolisation trouvait sa « concrétion ouverte », si je puis utiliser cet oxymoron, dans le Tout-Monde, cette mondialité différentielle que Glissant, dans le monde francophone, promulguait lors de ses questionnements sur la place des écrits de la marge dans ce monde qui devenait polycentré. Dans cette réflexion, Glissant proposait des discours qui faisaient écho à ceux du post colonialisme ou du postmodernisme, notamment dans l’univers intellectuel et artistique anglo-saxon, aussi traversé par des voix polylogiques et complexes, comme celles de Said, Spivak, Bhaba ou Ghosh. Je pense qu’il y a eu une convergence des visions esthétiques mûes par un certain déconstructionisme et une volonté de redéfinir des catégorisations imposées par une ancienne grille qui avait du mal à expliquer l’émergence d’une littérature d’un monde qui se façonnait sur un autre mode, une autre nécessité. C’était un monde globalisé, certes, mais qui se complexifiait avec l’apport des nouvelles technologies, du télescopage d’esthétiques et d’identités. Il y avait une réflexion des auteurs de la complexité du monde qui avaient saisi qu’ils avaient là un promontoire à investir. En dépit de leurs oppositions de forme, je pense que les auteurs des marges anglo-saxons et francophones définissaient le monde sous cet angle transfrontalier, sans la dominance de la pensée du centre. Deleuze, Guattari, Derrida, Ricoeur, Morin… avaient déjà balisé ce débat en France, et Glissant l’accréditait en y adjoignant sa texture rhizomique et caribéenne plurielle. Le monde changeait vite, très vite, du moins dans la perception des artistes et écrivains. Les frontières bougeaient et une vision plurielle était nécessaire, si on ne voulait pas être laminé par la standardisation commerciale du monde. L’hyper libéralisme avait relancé la question des spécificités, des diversités, la France se positionnait comme chantre de l’anti-standardisation et de l’anti-marchandisation du monde. Nous parlions « d’exception culturelle » et je pense que du côté des francophones, Glissant était audible, ayant été professeur aux Etats-Unis et menant un combat pour les singularités de par son parcours archipélique… Je pense que les auteurs francophones se posaient aussi la question de leur statut dans un débat engageant les frontières entre littérature française et littérature francophone, certes, mais il y avait aussi cette sensation d’anomie, qui mettait en relation des voix questionnant les frontières et les canons esthétiques traditionnels. C’est dans ce combat de catégorisation que je me suis senti proche de Glissant. Je me rappelle que la littérature et la poétique alimentaient un débat qui me semblait intéressant dans ses prémisses. Dans ce débat francophone – qui incluait une bonne frange de la « littérature française » – la voix de Glissant se taillait la part du lion, aux côtés de celles de Chamoiseau et de Confiant. Ces dernières exprimaient une créolité qui ancrait les idées de Glissant sur un terrain de l’appropriation et de la contextualisation plus centrée sur une configuration socio-politique avec ses contraintes locales. Mais Glissant se projetait plus loin dans ce champ à imaginer, à définir et sans ancrage qui figerait le processus de la créolisation.
Pour ma part, j’ai trouvé très belle la voix de Glissant, notamment pour des échos forts, fraternels, entre créolisation et coolitude, même si Glissant n’a jamais écrit une ligne directement sur la coolitude que j’avais élaborée. Il avait parlé des engagés comme faisant partie intrinsèque de la réalité antillaise, en prenant une distance avec une définition essentialiste de la négritude qui redonnait une dignité aux noirs, sans se mettre en relation avec l’engagisme. J’avais cité, il y a une bonne vingtaine d’années, des écrits de Glissant relatifs aux engagés. Des fort belles pages relatant l’arrivée de ce peuplement « coulis » aux Caraïbes. Quand j’explorais l’univers plantationnaire des Antilles ou de l’océan Indien, je l’élargissais en archétype ou matrice du monde d’alors. Il n’était pas si loin de la mondialisation de la coolitude basée sur le contrat du travail que j’avais développée dans ma poétique. Je trouvais que Glissant avait ouvert un champ théorique d’importance et il m’importait d’ouvrir un dialogue avec lui. En effet, son expérience de la vie aux Caraïbes lui a donné une vision humaniste qui s’est élargie depuis son discours antillais. Il y avait dans son discours de la créolisation un élément qui tout en questionnant le centre, indiquait qu’il fallait tenir compte des composantes de cette société hybride née de la traite, de l’esclavage et de l’engagisme. Bien entendu, la créolisation comportait un pan important issu de l’expérience de l’esclavage, notamment africain, qui en est le référent majeur. En la débarrassant de sa « prétention à l’être » et en l’ouvrant sur « l’étant créole », Glissant proposait une métaphore des humanités en interaction. Aussi, l’antillanité et la créolité, Glissant les a ouverts sur une célébration des migrations dans le bassin caribéen, la matrice des écrits glissantiens de la mise en relation.
Mon idée à l’époque, c’était d’œuvrer à une structure inclusive, ouverte sur les altérités, remettant explicitement la nécessité d’un discours égalitaire dans l’hybridité créole, au cœur même de son Divers, en y rappelant la voix de toutes les altérités. Il fallait expliquer que la coolitude était non essentialiste , qu’elle est en commune mesure avec les autres composantes de nos sociétés plurielles. Pour moi, la mise en relation glissantienne est par définition un concept qui prend tout son sens si elle est appliquée dans une démarche relationnelle sur une base égalitaire. En cela, il fallait expliquer que l’autre ne parle pas en mon nom ni ne définit l’altérité en ma place et lieu. Le Divers n’est pas une poétique définie pour l’autre, en son nom, à sa place. Cette incursion dans la créolisation m’a permis de voir les enjeux intra et extra « créoles » de la diversité. Et c’est de cela que j’avais envie de discuter avec Glissant, après l’avoir développé dans la poétique du coolie trade basée non sur une essence mais sur une migration contractuelle à teneur anthropologique. J’aurais voulu que Glissant se prononce sur cette majoration de l’engagisme comme voix égale à celle de l’esclavage et de la traite, pour une mise égalitaire des humanités. Je pense, comme lui, que la créolisation est un processus imprévisible et jamais terminé, mais qu’elle passe nécessairement par des définitions et redéfinitions qui n’occultent pas leurs mises en relations avec des univers hybrides non afro centrés, essentiellement, pour me limiter à la créolité ; il aurait été intéressant de mettre en relation les Indes de la coolitude, mosaïque et corallienne avec la poétique du rhizome de la créolisation.
PC : C’était une mise en relation intéressante à faire. L’avez-vous revu après cette première rencontre ? Et comme conséquence de cet échange avorté, vous avez développé la poétique corallienne…
KT : On s’était revus brièvement lors d’un événement à la Bnf, et je lui avais proposé une rencontre à deux. Glissant m’avait dit qu’il allait êtreopéré, et, qu’après, on pourrait se revoir. Mais l’état de santé précaire du poéticien n’a pas permis cet échange. Cette articulation égalitaire de l’engagisme, c’est moi qui devait la faire. J’ai exploré le rhizome de Deleuze créolisé par Glissant, que j’ai trouvé intéressant comme métaphore de la créolisation, une racine sans nodule prédateur, qui donne à comprendre l’égalité entre les différents nodules, avançant souterrainement dans sa propagation, sa connectivité errante, pour faire comprendre l’idée du nomadisme glissantien, loin des prétentions universalisantes. J’avoue que j’ai trouvé l’idée de départ de ce rhizome errant séduisante, mais j’ai aussitôt pensé à une alternative océanique (la coolitude pose la centralité du voyage océanique) à cette « racine » qui n’en est pas une dans la pensée de Glissant. J’ai développé le corail comme support de la métaphore de la coolitude, car tout en étant ancré, le corail voyage sans cesse, et pour aller vite dans la comparaison, le rhizome demeure attaché, emprisonné à son terreau, où il demeure une racine à propagation horizontale. N’oublions pas que le rhizome est un prédateur dans sa réalité biologique, il est connu pour dévaster toutes les espèces qu’il rencontre dans son périmètre, il est à l’opposé du Divers. De plus, pour le voir, il faut l’extraire de son habitat naturel, ce qui n’est pas la réalité du corail, que l’on peut observer lors d’une plongée. De plus, le corail est tronc, branche, racine, il est mou, dur, multiforme… C’est une créature hybride qui se propage sur un monde multidirectionnel et se développe non plus sur le mode de la connectivité errante seulement mais aussi agglutinante – c’est l’idée de concrétion transitoire d’un processus que je développais en amont. De plus, le corail est une créature symbiotique, et ne fonctionne pas sur un mode fusionnel mais dans le cadre d’une association entre un zooplancton et un phytoplancton dont la négociation est sur un mode égalitaire absolu et permanent. Je le trouvais plus dynamique que l’image du rhizome, d’autant que le corail, tout en étant ancré, est ouvert aux courants marins. Il est le socle de la biodiversité et peut servir de support à l’idée de mouvement, de migration et d’ancrage (le corail génère la migration des planctons, la plus grande migration d’une espèce vivante sur Terre), tout en étant un processus sans fin. Ce socle corallien de biodiversité n’est pas sans lien avec l’idée d’une diversité culturelle. Il est fragile, comme cette beauté du monde que nous prônons tous deux, mais avec des majorations de certaines composantes et des métaphores différentes.
PC : Quels sont les aspects de la personnalité (poétique, esthétique, de militant politique) d'Édouard Glissant et/ou de son oeuvre qui vous ont le plus marqué et pour quelles "raisons" ?
KT : Je pense que Glissant a libéré une réflexion vis-à-vis du Divers, tant sur le plan philosophique, poétique que politique, questionnant le discours colonial/dominant, et par là-même, il a donné un cadre théorique aux Antilles à se penser à travers un prisme identitaire pluriel. En mettant sur l’établi cette diversité de la plantation caribéenne, en tissant ses implications anthropologiques, sociologiques, discursives…avec le monde globalisé dont le caractère nomadique, transfrontalier, s’intensifiait, je pense que Glissant a donné une capacité de raisonner, à mettre en relation ces mondes en télescopage et cela dans le nouveau contexte d’une « mondialité ». Ce discours suppose que la perception du monde polycentré passe par un retour discursif sur le refoulé colonial et la capacité à redonner sens à ces « cris en cale » des migrants nus qui ont peuplé beaucoup de territoires ou espaces en marge des empires, que Naipaul nommait les « sociétés à moitié constituées ». Je pense que le rôle de la parole littéraire est essentielle dans cette construction « postcoloniale », pour l’émergence d’une identité complexe, enrichie des humanités mises en présence au nom des entreprises coloniales, car, en raison des mondialisations commerciales, bancaires ou financières, nous nous retrouvons dans des constructions où le « choc de civilisations » est brandi à tour de bras, pour souligner que l’Autre veut à tout prix menacer l’identité européenne ou judéo-chrétienne, alors que les choses ne sont pas si transparentes. En cela, la pensée politique de Glissant ouvre au Divers du monde, donne un outil d’analyse, et cette vision poétique ouvre à des lectures moins centralisantes, binaires ou réductrices de l’état du monde après la chute du mur de Berlin en 1989.
En un sens, sur le versant francophone, Glissant a créolisé les pensées de la marge, de la diversité, d’une critique du système, notamment chez les déconstructionnistes et post-structuralistes. En opérant une discursification encore plus à la marge de la marge, il fait écho aux anglo-saxons développant une philosophie post-coloniale (la France développant à la place les études francophones) ou postmoderne, qui, au fond, remet en cause ce centre raisonnant du monde. C’est un acte philosophique, certes, mais éminemment politique aussi, même si le langage glissantien met en exergue la littérature ou la réflexion poétique dans cette réflexion sur le monde.